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Happy end – Machinations
spectacles de Georges Aperghis
« L'enfant, rappelle Bruno Bettelheim, est dominé par les ambivalences qui grouillent en lui. Pour lui, ce mélange d'amour et de haine, de désirs et de peurs, forme un chaos incompréhensible. Or, grâce à des images simples et directes, le conte de fées aide l'enfant à mettre de l'ordre dans ses sentiments complexes et ambivalents qui ainsi se classent d'eux-mêmes à des endroits distincts au lieu de ne former qu'un immense chaos. » Il y a quelques années, Georges Aperghis mettait en musique Le Petit Chaperon rouge et sa rencontre fatale avec le loup [lire notre critique du DVD]. C'est à présent au tour du Petit Poucet d'affronter un monstre (l'Ogre), d'autant plus effrayant qu'il cache son envie de chair fraîche sous une face humaine. Après sa création en Province le 7 décembre dernier, ce spectacle plein de cruauté vient faire frémir le public de la Cité de la musique, mais aussi le venger des humiliations de son enfance, tant le cadet de la famille a ici le beau rôle !
Sur scène, l'ensemble Ictus, dirigé par Georges-Elie Octors, déploie son effectif chambriste : flûte, flûte piccolo, flûte basse, clarinettes basses, clarinettes en si bémol, clarinettes en mi bémol, violons, violoncelles, contrebasse, guitare électrique, percussions, synthétiseurs ainsi qu'une bande électronique. Si les premiers accords rappellent le bûcheronnage qui fait vivre la famille dans le conte de Perrault, la musique ne souhaite pas vraiment s'attacher aux mots ; souvent nourrie de sons rugueux (vents), heurtés (tapotements de doigts) ou raclés, elle passe d'un état d'urgence au silence parfois complet (la découverte du domaine de l'Ogre). L'œuvre fait appel à l’art d’Édith Scob et Michaël Lonsdale, dont les voix familières sont enregistrées et métamorphosées par un traitement électronique. Enfin, Happy End ne serait pas complet sans la projection du film d'animation du plasticien et vidéaste Hans Op de Beeck. Si la partition prend de la distance avec le drame, pour sa part, l'image cherche à nous en rapprocher : le temps du conte (caillou, forêt, fougère) alterne avec celui de l'ouvrier moderne (immeuble banlieusard, escalators, radio-réveil), tandis que des mots se mêlent aux dessins en noir et blanc, d'une douce mélancolie, auxquels on reste difficilement insensible.
Les points communs sont nombreux avec Machinations, un spectacle plus ancien (première version créée au Festival de Witten, le 6 mai 2000) proposé quelques jours plus tard au Centre Pompidou : la présence de diseuses – Sylvie Levesque, Donatienne Michel-Dansac, Sylvie Sacoun et Johanne Saunier –, d'un écran vidéo au-dessus de chacune d'elles – où apparaissent parties du corps, matières variées et objets divers captés par la mini caméra surplombant les quatre tables –, ou encore de l'ordinateur – placé sur le côté, Olivier Pasquet manipule régulièrement le flux et le timbre des voix. La machine antérieure au XXe siècle sert de fil conducteur à cette heure pleine d'humour et d'angoisse (automates, mécaniques, etc.), tandis que la mise en forme recourt à des phonèmes qui s'assemblent peu à peu en contrepoint, à des bribes de discours parasités (balbutiements, toux, etc.), « comme une petite histoire concise et imaginaire de la naissance des langues et d'affects qui y sont liés ».
LB